Моргенштерн » 29 июл 2013 11:12
CHAPITRE XVI
16.1. Freude appelle Bormann en Argentine
A ce point du récit, il est temps d'en finir avec les romans ou récits plus ou moins extravagants qui ont circulé depuis cinquante ans sur la mort ou la survie de Martin Bormann. C'est encore une fois le dossier Saragosse - dont nul ne peut nier l'authenticité ni prétendre qu'il fut fabriqué de 1944 à 1948 pour les besoins de la cause - qui permet de le faire. Les documents de la Stasi et de K.5, obtenus par Tomasz Mianowicz en 1995 et 1996, en recoupent entièrement les données. Par exemple, on apprend à la réunion du 15 avril 1946 du groupe Seegers que «Bormann a quitté la Bavière pour l'Argentine, il y a près de deux mois, grâce à un document du consul d'Argentine à Barcelone, qui en a fait un de ses collaborateurs... et qu'il a été appelé là-bas par Freude...».
Titus a été informé immédiatement et a fait suivre à Washington.
Qui donc est ce Freude? Un banquier germano-argentin, installé depuis longtemps à Buenos-Aires et qui, depuis fin 1944, gère pour Bormann les comptes secrets allemands, en particulier ceux de la Banco germanico et de la Banco Torqvist. Il a pour second Heinrich Dörge, l'ex-collaborateur du docteur Schacht jusqu'en 1938. Dörge est arrivé dans le pays à bord d'un des trois sous-marins qui, après s'être échappés de Kiehl, ont accosté dans la baie de Dawson en Patagonie, les 29 et 30 juillet 1945. Dörge et une dizaine d'autres Allemands ont été pris en charge sur place par Ricardo Staudt, propriétaire en Argentine de la firme Lahusen, avec chaînes d'estancias, de garages et de boutiques, du nord au sud du pays.
Freude était un des conseillers de Juan Peron, et son fils Rudi, un des intimes de Juan Duarte, le frère d'Evita. Peu avant la chute de Berlin, il avait été entendu que, pour faciliter les transferts, une grande partie des devises serait versée sur les comptes personnels des Peron. Mais, en Janvier 1946, des opposants ont demandé l'ouverture d'une enquête fiscale sur le gonflement anormal et subit de ces comptes : environ 100 millions de dollars que d'ailleurs ni Freude ni Dörge ne pouvaient retirer ni ventiler sans l'approbation de Bormann.
Impossible de négocier cette affaire délicate par correspondance ou par des agents de liaison, car Bormann est trop méfiant pour indiquer à quiconque les lieux précis de sa retraite. Il faut donc qu'il vienne sur place, et vite. Seegers s'est chargé de le joindre.
Les Peron sont d'ailleurs surpris d'apprendre par les Allemands l'enquête demandée contre eux. Même Pistarini, le chef de la police, l'ignorait. C'est dire le degré de pénétration allemand des arcanes argentines. D'heureuses circonstances ont permis à l'auteur de recouper sur place, des années plus tard, ce premier voyage de Bormann.
Je circulais en bateau sur le Rio de la Plata en compagnie du fils d'un architecte argentino-suisse de réputation mondiale, lorsque, émerveillé des myriades d'îlets, qui, aux limites des eaux uruguayennes, offraient leur sauvagerie ou, au contraire, d'excellentes auberges, j'avais dit tout haut: «Si j'avais été Bormann, c'est là que je me serais caché, à cheval sur la frontière ! »
Mon compagnon avait éclaté de rire: «C'est précisément ce qu'il a fait. Et c'est même mon père qui s'était chargé de l'héberger...»
Tantôt en ville, tantôt sur l'une de ces îles, Bormann, Freude, Dörge mettent au point avec Pistarini, à la fois la sortie et la répartition des fonds mis au compte des Peron. Le chef de la police négocie l'arrêt de l'enquête fiscale, non sans mal puisqu'elle ne sera suspendue que le 4 septembre 1946. Entre-temps, Bormann a dû regagner l'Allemagne, mais - ce que Seegers précisait en réunion - il a dû retourner une fois encore en Argentine durant ce mois de septembre. Il ne réintégrera sa tanière bavaroise qu'en janvier 1947.
Bormann avait chargé l'ex-général SS Richard Glücks de se substituer à Freude, peut-être brûlé, pour gérer les nouveaux comptes, à la fois en Argentine et au Brésil. Le second de Glücks à Sao Paulo était un germano-brésilien du nom de Willy-Albert Blume. Il est décédé en 1983, sans héritier. La police a découvert à son domicile 10 millions de dollars en liquide, retirés en janvier 1959 sur ordre de Martin Bormann, qui n'est jamais venu les prendre. Et pour cause : il avait succombé à un cancer de l'estomac le 15 février 1959 à Asuncion, Paraguay. On l'avait enterre dans le cimetière allemand d'Ita, à 35 kilomètres de la capitale.
16.2. Un spécialiste russe confirme
La correspondante permanente du Figaro en Amérique du Sud, Irène Jarry, de passage à Ita, trente ans plus tard, a eu confirmation par des Allemands de cet enterrement. Elle l'a publié dans son quotidien... sans rencontrer aucun écho dans les autres médias. Mieux encore, puisque de source russe, est venu un recoupement paru récemment dans Soverchenno 5ekretno, publication spécialisée dans les enquêtes historiques et policières (n° 4/2000):
« Et voilà devant moi, est-il écrit, un document rédigé le 24 août 1961 par le chef des relations extérieures du ministère de l'Intérieur du Paraguay, Pedro Prokoptchouk, et adressé à Antonio Campos Alume, chef de la section technique du même ministère. Il découle de ce document que Martin Bormann est arrivé au Paraguay en 1956. Il vivait dans la petite localité de Hohenau, département d'Itapua, dans la maison d'un certain Alban Krugg... En 1958, Bormann a plusieurs fois recouru aux services d'Heikel, le dentiste personnel de Stroessner; et, en 1959, à ceux du dentiste Biel, Juif allemand qui exerçait à Asuncion... Il a été soigné durant des années par le médecin Joseph Mengele... Il est mort le 15 février 1959 dans la maison de Werner Jung, consul général du Paraguay auprès de la République fédérale d'Allemagne. Deux jours plus tard, il a été enterré dans le cimetière de la petite ville d'Ita...»
Alexandre Karmen, l'enquêteur de la publication moscovite, n'a été ni repris ni démenti. Il note que Prokoptchouk, le haut fonctionnaire, rédacteur du rapport, a été mystérieusement abattu le 23 septembre 1961 dans le cinéma «Le Splendide» à Asuncion.
Puis il ajoute: «Il est étrange que ce rapport ait été rédigé "en coopération" (sic) avec des agents des services de renseignement ouest- allemands qui surveillaient les activités de leurs compatriotes au Paraguay. »
Bonn était donc parfaitement informé des séjours au Paraguay de Martin Bormann, de Joseph Mengele et de quelques autres. Karmen signale à ce propos qu'il avait également réussi des années plus tôt à discuter avec Klaus Altmann en Argentine, et qu'un de ses contacts au Pérou, Herbert Ion, journaliste allemand lié au Mossad, lui avait parlé de passages à Lima de Gestapo-Müller.
A l'évidence, de telles révélations n'ont pas intéressé les journaux occidentaux, ni même les chasseurs de nazis des diverses associations juives, pourtant acharnées contre des Barbie. Si les têtes de listes des criminels de guerre affichées comme telles, Bormann et Müller, ne soulevaient apparemment aucun intérêt dans les chancelleries ou dans les médias, c'est donc bien que des raisons secrètes existaient de feindre les ignorer. Et que les grands reporters savaient que mieux valait ne pas aborder le sujet.
16.3. A l'abri du cercueil de Manuel de Falla
Voici un détail sur la façon dont, le 12 janvier 1947, Martin Bor- mann est revenu d'Amérique du Sud en Espagne, pour regagner la Bavière. Le scénario semble sorti d'un film, mais ne faisait pas du tout rire Seegers qui, le 19 janvier suivant, confiait en réunion «sa hantise qu'il ne finisse par se faire appréhender, avec de si nombreux va-et-vient».
Ce 12 janvier donc, une foule de personnalités espagnoles se pressait sur un quai de Cadix, à l'arrivée d'un navire de ligne en provenance de Buenos-Aires. Juan Peron, qui voulait à tout prix que l'Espagne, en dépit des pressions des Américains, resserre ses liens commerciaux et diplomatiques avec l'Argentine, avait imaginé d'organiser en signe d'amitié le retour au pays du cercueil du fameux compositeur Manuel de Falla, qui venait de mourir à Buenos-Aires.
Accompagnaient solennellement son cercueil une douzaine de diplomates argentins et leur personnel. Une fois le cortège officiel sur le quai, assailli par la foule, par les journalistes et reporters photographes, un personnage se détache discrètement de la cohue: Martin Bormann. Des amis l'entourent aussitôt et l'entraînent vers leurs voitures. Ils gagnent Madrid, puis, trois d'entre eux vont avec Bormann jusqu'à Saragosse. Celui-ci n'y reste que deux heures, car il est attendu à Barcelone par un commandant de sous-marin, qui est, au moins depuis quatre ans, aux ordres des anciens du Reich, et patrouille régulièrement en Méditerranée.
Cette nuit-là, il dépose le Reichsleiter près du petit port italien d'Imperia, à cinquante kilomètres de la frontière française. A Imperia, deux Italiens l'attendent. Ils le prennent en charge et le convoient vers Milan, Bolzano, le col du Brenner. En Autriche, deux passeurs le conduisent à Füssen. En 48 heures, Bormann aura ainsi gagné Regen, près de la frontière tchécoslovaque. Chez lui. C'est là que par hasard nos chemins se sont croisés, avant qu'une seconde rencontre ne nous remette face à face, en 1949, à St-Margrethen, à la frontière suisse .
Seegers n'avait pas tort de se faire du souci. Le contre-espionnage américain ne chômait pas. Une dépêche de Titus à son supérieur (voir en annexe), datée du 2 juin 1947, précisait: «Lorsqu'il séjourne en Espagne, un des lieux d'hébergement est la maison d'une famille allemande, à la sortie de l'autoroute de Madrid, sur la Cuesta de Perdices...»
Une question vient aux lèvres : Bormann est épié jusque dans les zones alliées d'occupation par les indicateurs des services soviéto-allemands. Il'est aussi par ceux des services américains. Pourquoi ne cherche-t-on pas à l'arrêter? Voire à s'en débarrasser? A l'époque pourtant, kidnappings et assassinats émaillent la chronique de la guerre secrète, et les commandos spéciaux de l'Etat d'Israël, qui vient de naître, sont entrés dans la danse.
C'est que, du côté de Moscou, le contrat passé avec le contre-espionnage aux mains du général Abakoumov est respecté. Aucune des activités du réseau n'est dirigé contre l'URSS. Alors tant que Bormann tient parole, aucun scandale ne risque d'éclater. D'autant qu'en Amérique du Sud, la presse de langue allemande, notamment Der Weg, n'attaque jamais que la politique américaine et bientôt, de 1949 à 1952, rappellera ouvertement la belle et bonne alliance germano-soviétique d'août 1939.
Du côté américain et anglais, arrêter Bormann serait se couper d'un atout que les conseillers allemands des occupants - dont plusieurs sont déjà pressentis pour entourer Konrad Adenauer lorsqu'il sera le premier chancelier de l'Allemagne de l'Ouest en 1949 - comptent bien jouer le moment venu. Ces «vieux messieurs», dont on aura l'occasion de parler encore, assurent qu'ils parviendront à convaincre Bormann, en échange de sa liberté, de rapatrier dans le giron ouest-allemand la plus grosse partie des milliards en dollars, francs suisses, or, diamant, firmes commerciales, etc. évacués à l'étranger depuis 1944.
Ils sont d'autant plus au courant qu'ils ont participé eux-mêmes à l'exécution du plan de la Maison Rouge. Ils supervisaient le comité bancaire et financier mis sur pied par Bormann. Ils se nommaient Hermann J. Abs ; Robert Pfedmenges, son meilleur ami dans la haute finance et l'industrie en voie de redressement; Karl Rasche, directeur de la Dresdner Bank, haut dignitaire depuis avant la guerre de la franc-maçonnerie internationale, qui couvrait Hermann Schmitz et autres lorsqu'ils négociaient à Bâle avec la Banque des Règlements internationaux, en mars et avril 1945, le passage à travers la Suisse de deux tonnes d'or, cachées dans l'île de Mainau. L'industriel Schuler, du groupe de Saragosse, était l'homme de Rasche à la direction de la filiale espagnole de sa firme Accumulatoren-Fabrik...
Le fruit n'est pas mûr en 1947 ni en 1948. Il mûrira un an plus tard, après la fin du blocus de Berlin. Mais les négociations ne se dérouleront pour se concrétiser dans la discrétion, que de 1951 à 1956.
16.4. L'opération Brandy
En attendant, une opération répressive, montée par les Américains dans le plus grand secret et très efficacement, se déroule à partir de l'été 1947, et porte ses coups jusqu'au milieu de l'année suivante : l'Opération Brandy.
Les premiers sont frappés au même moment dans une quinzaine de villes et bourgades d'Allemagne occidentale, avec arrestations d'hommes et de femmes dont les accointances ou les activités menaient dans tous les cas vers l'Espagne. Opération conduite de sorte que nul ne soupçonne que certaines fuites venaient de Ric et de Garcia. Il était fait état d'écoutes, de dénonciations, de maladresses...
Citons parmi la vingtaine de cas dont nous avons connaissance, l'arrestation (provisoire) de Brigitte von Gottfriedsen, qui venait régulièrement du Schleswig-Holstein jusqu'au camp d'internement de Regensburg où son mari - dont elle rêvait de divorcer - végétait en compagnie d'un des anciens gauleiters en second de l'appareil Bormann. Le mari lui avait confié qu'il allait s'évader avec son compagnon, et qu'il savait où joindre une filière en Bavière qui lui ferait gagner l'Espagne, en passant par la France. L'Espagne, où les attendait l'ex-ambassadeur Walter Hewell, évadé du bunker de Berlin.
Une autre arrestation menait tout droit d'Allemagne à Madrid, chez Antonio Pock, le chef de la Gestapo pour l'Espagne, nommé là par Gestapo-Müller en 1943.
Dans la foulée, à peine mis en service, était saisi le puissant émetteur clandestin qui reliait la région de Munich à Saragosse, dont Seegers avait annoncé l'existence six mois plus tôt. En zone britannique, était arrêté un colonel SS du SD, Walter Wilke, qui vivait sous l'identité de son frère Arthur, décédé début 1945 et qui, lui, avait été un authentique antinazi. J'avais découvert à l'époque que Wilke travaillait pour Berlin-Karlshorst, ce qu'ignoraient bien entendu ses compatriotes, et même ceux qui l'avaient appréhendé.
Le groupe Seegers n'en poursuit pas moins ses activités. Le 7 septembre 1947, il demande à ses correspondants en France d'aider à l'évasion de quelque 400 techniciens allemands des moteurs d'avion, «qui sont répartis dans les camps de concentration (sic) de Lille, Lyon et Marseille... car on a besoin d'eux outre-mer...». Le 27 septembre, sur l'itinéraire de Tarbes à la frontière espagnole, la Sûreté française a arrêté deux de ces techniciens qui venaient de s'évader de Marseille.
D'autres gros ennuis surgissent aussi dans plusieurs pays, en ce sens que l'espionnage américain a découvert plusieurs dépôts d'argent importants, et demandé qu'ils soient à tout le moins bloqués. Ainsi, sous le nom de code d'Edelman, dans une banque de Zürich: 128 477 121 francs suisses; en Espagne, 90 millions de dollars; au Portugal, 27 millions de dollars; en Suède, 105 millions de dollars, etc.
En 1948, la situation s'aggrave encore. Des rapports indiquent qua Madrid le restaurant Horcher est un relais essentiel de « l'organisation ». Il a été ouvert en décembre 1943 par Elisabeth, la fille du propriétaire dû restaurant berlinois bien connu et du même nom. Gestapo-Müller en personne avait donné le feu vert à son ouverture. Elisabeth, naturalisé espagnole, voyageait en Europe depuis la fin de la guerre, son étape de prédilection était l'Hôtel Bristol, à Paris.
Otto Skorzeny, une fois évadé de son centre d'internement en zone américaine, a souvent fréquenté le Horcher d'Espagne, tandis qu'il se mêlait avec le docteur Schacht à diverses opérations bancaires et trafics d'armes vers le Maghreb encore français.
Le 16 juin 1948, Edgar J. Hoover fait savoir au Président Truman qu'un de ses informateurs vient de signaler, sans erreur possible, la présence de Bormann à Buenos Aires. Nous avons recoupé: c'était son avant-dernier voyage entre la Bavière et l'Argentine. Il avait été reçu le 17 mai au domicile du général Humberto Sosa Molina, ministre de la Défense, ancien du GOU, le groupe secret d'officiers qui avait porté Peron au pouvoir, et dont s'inspirera au Caire, en 1952, le putsch de Naguib et de Nasser, pour renverser le roi Farouk.
16.5. K.5 met sous le coude
Durant cette période, deux informations donnent à réfléchir. La première relate le comportement d'un officier supérieur des bureaux d'Abakoumov, lorsqu'un Allemand demande à le voir, après que les autorités françaises aient lancé un ordre de recherches concernant Bormann, avec promesse d'une prime de 15 000 marks à quiconque permettra de le situer. Le visiteur tend à l'officier un rapport dans lequel il a fourni des détails sur deux ou trois points de rencontre où Bormann vient de temps à autre voir des amis. Puis, il demande naïvement à l'officier soviétique à quel endroit il peut remettre ces informations aux Français, puisque cela concerne leur zone d'occupation. Le Russe lit le document et, au lieu de le lui restituer, lui déclare qu'il saura en faire bon usage... Fin de l'entretien.
L'incident est rapporté en toutes lettres dans les dossiers du groupe K.5, sous le n° 000293. Notre collaborateur Mianowicz l'a récupéré dans les archives de la Stasi.
La deuxième information relève d'un autre document, le n° 000295. Il assure, en marge du compte-rendu du procès de l'ex-général SS Otto Ohlendorf, que l'inculpé a déclaré: «En 1943 déjà, Bormann avait des liaisons avec Moscou... A la veille de la capitulation, il a d'ailleurs pris contact avec le commandant soviétique du poste le plus proche (du Bunker).» A rapprocher de la déclaration narquoise de l'ex-général SS Gottlieb Berger, lors du procès de Nuremberg des dirigeants nazis de la Wilhelmstrasse: «Bormann réapparaîtra à son heure comme commissaire peuple, sous la bannière soviétique, à la tête d'une Allemagne livrée au communisme...»
A l'époque, aucun journaliste en Occident n'a trouvé d'intérêt à ces propos, pas plus deux ans plus tard, à l'apparition d'Albert Bormann, le frère de Martin, sorti soudain de la clandestinité. Certes Albert n'avait jamais aimé son frère ; certes la mise en place du gouvernement Adenauer retenait l'attention, mais tout de même les chroniqueurs n'auraient-ils pu se pencher sur la vie secrète d'Albert avant 1945?
16.6. La mission d'Evita Peron en Europe
En revanche, la presse s'est beaucoup préoccupée pendant l'été 1947 de la tournée en Europe d'Evita Peron, en mission d'amitié semi-officielle pour son mari, pour ne s'intéresser qu'à sa blondeur, à ses mondanités, aux ragots et potins qui permettaient de créer un mythe, ensuite soigneusement et périodiquement entretenu durant des décennies. Juan Duarte accompagnait sa sœur Evita.
Seule, dans la biographie qu'elle lui a consacrée , la journaliste Alicia Dujovne Ortiz a glissé quelques détails sur l'étrange itinéraire de l'épouse de Peron.
En huit semaines en effet, Evita parcourt Madrid, Paris, Lisbonne, Venise, Florence, Naples, Rapallo (reçue par le richissime Argentin Dodero), Portofino, San Remo, Gênes, Paris et Rapallo de nouveau. Le périple se termine en apothéose, le 7 août, en Suisse, par une réception de deux cents couverts dans le restaurant zurichois de Baur-au-Lac. Des banquiers s'y pressaient, dont François Genoud qui, jusqu'à sa mort, s'est dit chargé des intérêts de Bormann et de plusieurs autres dirigeants nazis.
Evita avait été reçue à Rome par Alcide de Gasperi; à Paris, par Georges Bidault, le ministre des Affaires étrangères, tout heureux de savoir que, dans son sillage, elle offrait un cargo lourdement chargé de tonnes d'un blé dont la France manquait cette année-là. Au Vatican, c'est Mgr Montini, futur Paul VI, qui l'avait accueillie. On n'en finirait pas d'énumérer les noms et qualités de ceux qui se pressaient autour d'elle.
Cet incroyable tourbillon d'une petite femme qu'on disait fragile, et qui l'était réellement, camouflait cependant une mission bien plus secrète. Il fallait déplacer ou placer, selon le cas, quelques millions de dollars, ici et là, en Italie, ce dont son cher ami Dodero se chargeait volontiers ; en Suisse, où Genoud savait comment s'y prendre ; et à Lisbonne comme à Madrid.
Juan Duarte agissait à sa place quand elle ne réussissait pas à semer la horde des paparazzi. Ses itinéraires incohérents brouillaient les pistes, et Bormann devait bien s'en amuser en la suivant à travers des douzaines de magazines.
N'oublions pas les modestes débuts d'Evita au début des années 1940, lorsque le capitaine de l'Abwehr Niehbur l'avait chargée de lui brosser les portraits - penchants, faiblesses, défauts - des officiers argentins susceptibles d'être recrutés. A présent, elle était la Reine. On ne soupçonne pas la femme de César. Le groupe de Saragosse se félicitait de cet extraordinaire scénario.
16.7. La future épouse de Kirk Douglas
Un scénario d'un autre genre, mais où l'on croise à nouveau la toile d'araignée de Saragosse, se déroulait à la même époque dans la région de Roubaix. Un journaliste français du nom d'Albert Buydens était arrêté alors qu'il tentait d'écouler une masse considérable de billets français. Arrivé clandestinement d'Espagne, il ignorait que la date limite pour les échanges de cette monnaie venait d'expirer. Il est pris, mais assez vite libéré. Son adresse à Paris, 43 avenue de la Grande Armée, a été vérifiée. Il s'en tire avec une simple amende. Manque de curiosité de la police?
En réalité, Buydens avait bien habité là, mais durant l'Occupation, lorsqu'il travaillait pour une modeste publication dénommée Le Journal, mais surtout alors qu'il fréquentait avec sa ravissante épouse l'écume de la collaboration, dont en particulier un certain Max Stöcklin, arrivé en France en 1937 et condamné à mort en 1939 pour espionnage. Le déferlement des Allemands dans Paris, le 13 juin 1940, sauva Stöcklin. Son ancien «patron», le colonel Rudolph, était désormais responsable de l'Abwehr III F pour la zone nord.
Au moment de son arrestation, Buydens venait d'épouser une jeune fille née d'un père allemand, industriel du textile.
Elle se prénommait curieusement Peter-Hannelore - Peter, parce ce père, précocement veuf, désirait un garçon. Elle ne s'entendait pas avec lui et, à dix-sept ans, était partie vivre sa vie en Belgique où elle était secrétaire d'un médecin.
Etudes interrompues, mais parlant couramment français, anglais, allemand, italien et assez bien l'espagnol, de surcroît fort séduisante, elle n'avait aucune difficulté à trouver du travail. Elle atterrit un jour à Paris, y rencontra Buydens qui l'épousa peu après, l'entraînant dans la vie nocturne de l'Occupation, surtout celle des Allemands et de ceux qui faisaient des affaires avec eux, ou travaillaient pour eux.
Buydens lui fait rencontrer Stöcklin. Coup de foudre, sans drame dans le ménage. Buydens n'était pas lui-même très fidèle, et la politique n'intéressait pas tellement Hannelore...
(Durant l'Occupation, Stöcklin était passé sous les ordres d'un certain Markus Bressler, venu des bureaux III F, mais aux ordres de Gestapo-Müller. Müller n'a pas ecouvert (ou pas voulu découvrir) que Bressler s'appelait en réalité Boris Zvidine, agent soviétique infiltré de longue date dans les services allemands. L'auteur a enquêté sur cette affaire.)
Durant l'été 1944, elle doit, tout comme Buydens, disparaître. Nous ignorons ce qu'est devenu son mari après l'incident des billets de banque, mais manifestement la police française n'avait pas découvert qu'il arrivait d'Espagne, ni qu'une équipe à Saragosse l'avait récupéré et expédié à plusieurs reprises en France après 1945.
Hannelore est ressortie de l'ombre dans Paris en 1953, à l'occasion d'un cocktail littéraire auquel des amis l'avaient invitée. L'acteur Kirk Douglas, venu tourner des extérieurs, se trouve en face d'elle. Nouveau coup de foudre. Ils se marient en 1954. Ils ne se quitteront plus... Mais quel chemin curieux parcouru par la jeune Allemande, étant donné les origines de son deuxième époux!
16.8. Un détour au Moyen-Orient
Lorsque le blocus de Berlin prend fin, le 23 mai 1949, Martin Bor- mann comprend qu'il ne peut plus spéculer sur une nouvelle guerre pour jouer de son potentiel humain et financier entre les deux camps.
C'est la raison pour laquelle il décide de quitter définitivement l'Europe et de s'installer en Amérique du Sud.
Il en découle un changement de cap dans la stratégie de son organisation. Si l'apaisement est la règle en Occident, un conflit vient de naître au Moyen-Orient, où ceux qui rêvent d'un Grand Israël taillent des croupières aux Arabes.
Comme me l'a raconté Arthur Kôstler un soir où il faisait escale à Bregenz, si l'URSS avait été la première à reconnaître la naissance de l'Etat d'Israël, il ne fallait pas prendre les apparences pour la réalité: Staline allait «jouer la carte arabe».
Les services secrets français, s'ils ont tenu compte de mes notes de l'époque, ont eu confirmation, dès le mois d'août 1949, qu'en tout cas le réseau Bormann s'adaptait, dans cette perspective. Franz Rôstel (l'ancien adjoint de Walter Rauff auprès du général Wolff, lorsqu'il négociait en 1944 auprès d'Allen Dulles) venait de notifier à mes amis et informateurs autrichiens et allemands infiltrés dans ses filières, qu'elles s'orienteraient désormais en priorité vers le Moyen-Orient, et non plus vers l'Amérique du Sud.
La note ci-dessous, rédigée en hâte pour le chef d'antenne du SDECE en Autriche, le confirme. Nul besoin d'exégèse:
«510. n° 25, 4 août 1949
Objet: Instructeurs allemands pour la Syrie.
Source: personnelle.
Valeur: A 1
Suite à mes diverses communications verbales, je me permets de vous signaler que 33 ex-officiers de la Wehrmacht, dont j'ai obtenu la liste, demandés à Damas par le colonel Zaïm, arriveront dans le courant du mois à Lindau. Pour régler divers détails techniques avec la Légation de Syrie à Berne, Franz Röstel arrivera le samedi 6 août à Bregenz.
Rappel : Röstel est né le 4 mai 1902 à Görlitz. Son actuelle carte d'identité, délivrée sous n° KM/B 561.303, le 4 février 1949 à Regensburg, remplace la précédente. Il habite jusqu'à présent officiellement à Rottach, en Haute-Bavière, et, depuis le 15 novembre 1948, après avoir travaillé pour les Editions Rowohlt, serait employé par la firme Badenia, siège à Karlsruhe. Il est assez favorable à une collaboration avec nos services, selon ses dernières conversations avec R. et F.»
R..., c'est l'ingénieur autrichien Franz Rusch, bénévolement passé à mon service dès 1947. F... désigne Robert Fitzner, dont le frère combattait en Indochine dans la Légion étrangère. Lui et Rusch avaient la confiance de Röstel devenu, par suite de disparitions et d'émigrations, un des responsables d'une filière d'évasion jamais découverte... sauf que nos services y avaient cependant une oreille.
Franz Röstel n'avait jamais été nazi. Dans sa première vie de jeune homme en Afrique du Sud, il avait travaillé dans la Consolidated Mines. Rappelé et mobilisé en 1939, il grimpa vite en grade puisque l'été suivant il fut nommé gouverneur et commandant de la Wehrmacht de la région de Saint-Quentin, dans l'Aisne. Tous les survivants savent que dans cette ville il n'y eut alors ni incidents, ni répressions. Mais, en 1942, Röstel fut muté sans appel dans le corps des Waffen-SS, et de là dans les services de Walter Rauff avec lequel, à partir de l'été 1944, il prépara, sur ordre de Bormann, la filière clandestine d'évasion, dite «la voie romaine».
Aucune charge n'ayant été retenue contre lui, il est dénazifié en 1946. Sa double vie commence: la voie romaine est ouverte, et comme Rauff l'emprunte pour gagner l'Argentine, Röstel devient le sélectionneur et le pilote des évasions. Jusqu'en 1950. Car il a compris que, pour le compte de Moscou, des Allemands de l'Est ont infiltré son réseau.
Roestel disparaît alors à son tour en Amérique du Sud... et à temps: de retour d'une mission à Damas, Robert Fitzner a été assassiné par les tueurs d'Abakoumov, sur la route de Munich à Ulm, où nous avions rendez-vous. Une mallette bourrée de documents destinés aux services français avait évidemment disparu de sa voiture poussée en contrebas.
16.9. La mort en bout de piste
Lorsqu'après 1952, une dizaine d'assassinats ont visé au Caire et à Damas des officiers et ingénieurs allemands émigrés depuis 1946, l'initiative n'en était pas toujours due au Mossad, mais à celle des Est-Allemands chargés par Berlin-Karlshorst d'éliminer ceux d'entre eux qui étaient connus pour leur antisoviétisme. La guerre froide avait son lot de victimes, chaque année.
Ce détour de l'histoire au Moyen et au Proche-Orient n'est pas le seul dont les éclaboussures illustrent et ensanglantent les chapitres peu connus de la guerre secrète Est-Ouest.
Lorsqu'en 1949, Bormann revient pour toujours en Argentine, Heinrich Dörge est assassiné dans Buenos-Aires. L'année d'après, c'est le tour de Ricardo von Leute, puis celui de Richard Staudt, le patron de la chaîne argentine d'estancias et de garages. En 1952, c'est le tour de Ludwig Freude qui en savait long sur le rôle secret de Gestapo-Müller. En fin de liste, il y a Juan Duarte, le frère d'Evita Peron, assassiné le 9 avril 1953.
Il ne restait plus à Martin Bormann qu'à négocier avec «les vieux messieurs» de Bonn pour s'en sortir indemne. Désormais revenu de ses illusions germano-soviétiques, il n'était pas homme à servir en mercenaire Moscou, comme «le flic Müller».
CHAPITRE XVII
17.1. La saga Müller
Après l'ultime rendez-vous à Stolpe de Bormann et Müller, les 1er et 2 mai 1945, aucune indication ne transpire sur le sort du chef de la Gestapo et du contre-espionnage allemand. Inutile d'insister auprès des autorités soviétiques qui, par la grâce d'Eisenhower, ont régné seules sur Berlin jusqu'au 7 juillet, et ont eu tout le loisir de ratisser une ville réduite à l'état de fantôme. On connaît leur réponse aux Alliés occidentaux lorsqu'ils ont demandé si elles savaient quelque chose à son sujet. « Müller ? Mais de quel Müller voulez-vous parler ? » Comme si deux, dix ou trente-six Heinrich Müller avaient pu seconder Himmler et Heydrich depuis la fin des années 1930 !
Durant l'été 1945 et ensuite cycliquement, la dérobade soviétique s'accompagne d'une incroyable multiplication de leurres. En Allemagne d'abord, puis à l'étranger. En automne 1945, un certain Walter Lüders affirme aux autorités américaines que Müller est mort en tentant de fuir Berlin. «C'est moi, prétend-il, qui ait trouvé son corps près de la chancellerie, et je l'ai enterré dans le cimetière juif de la Grosser Hamburgerstrasse. Ensuite, je suis allé jusqu'à la porte de Halle pour en avertir sa famille. »
Or jamais la famille de Müller n'a habité Berlin. Sa femme et leurs deux enfants étaient à Munich. Lüders a même donné le numéro de la tombe, au Premier rang de la section G du cimetière. Après accord entre les quatre Alliés, celle-ci est ouverte le 1er septembre 1945. Un corps s'y trouve bien, mais il ne correspond en rien aux mensurations de Gestapo-Müller. En revanche, il porte des décorations qui, en effet, sont celles remises à Müller... Son épouse Sophie Dischner et son fils Reinhard les reconnaissent. Que font-elles là ? Pourquoi une aussi grossière mise en scène ?
La triste farce se poursuit. Dans la presse sont publiées des photos dites de Heinrich Müller, or il s'agit de l'autre, également Gruppenführer de la Gestapo, mais originaire de la province de Hesse, qui s'est suicidé en avril 1945.
Quelques mois de silence, puis, en mars 1946, une information venue de Berlin-Est circule dans les médias: «Müller s'est suicidé après avoir tué sa femme et leurs trois enfants, mais une de ses filles vit encore dans la région de Würzburg où la famille possédait quelques biens». La nouvelle prend place sous le n° 8696 dans les fichiers du CIC, le contre- espionnage américain. Elle est fausse. Jamais Müller n'a eu quatre enfants, et Sophie Dischner vit au grand jour à Pasing, dans un quartier de Munich. N'importe qui peut l'y voir. C'est seulement le 24 juin que l'antenne du CIC à Schweinfurt relaie de Regensburg à Francfort la rectification annulant la note précédente.
Il ressort des documents extraits par Clifford Kiracofe des archives américaines que si quelques officiers font alors preuve d'un zèle certain pour savoir où est passé Müller, d'autres s'arrangent pour freiner les recherches, arguant que finalement on perd du temps en se braquant sur son cas .
Rappelons à ceux qui n'ont pas vécu cette époque que l'OSS, mère de la CIA, était pénétrée d'agents de l'URSS, communistes ou compagnons de route, et qu'il en allait de même des services spéciaux et de l'administration des Français et des Britanniques en Allemagne . Quiconque réfléchit voit d'où vient l'intoxication, et au profit de qui elle s'exerce.
En 1953, un registre d'état civil trouvé par hasard dans Berlin signale (n° 11.716/45) que Heinrich Müller est décédé le 15 décembre 1945. Mais, en 1957, une inconnue commande à une entreprise funéraire de Berlin-Ouest une dalle portant l'inscription: «A notre bien aimé père Heinrich Müller, né le 28 avril 1900, tombé à Berlin en mai 1945.» Étrange. Cette nouvelle tombe est fleurie chaque année.
En septembre 1963, le bourgmestre de Berlin-Ouest, agacé par toutes les rumeurs qui courent, fait ouvrir cette tombe. On y découvre les ossements de trois cadavres... dont aucun ne correspond à la stature de Gestapo-Müller.
17.2. Qui trop en remet...
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette saga Müller, c'est qu'elle s'étend de 1945 jusqu'au milieu des années 1960, non seulement en Allemagne, mais dans une dizaine de pays étrangers. A plusieurs reprises les services policiers du cru se laissent berner, tandis que la presse internationale titre à la une, avec toujours les mêmes photos plus ou moins nettes, car Müller s'était protégé des photographes durant toute sa carrière. Mais l'extraordinaire est aussi qu'on parle de lui comme le ferait une publicité autour d'un produit, sur son emballage plutôt que sur son contenu. A savoir un silence total sur sa carrière, sa conduite à la direction de la Gestapo, les étranges protections qu'il accordait à certains agents de l'Orchestre rouge, ses menées antisémites assorties de gages après 1944 accordés à certains juifs, sa haine des Eglises catholique et protestante, mais en même temps ses négociations avec certains prélats.
La presse joue sur l'émotivité du public, sans recherches sur le fond. Aucun biographe ne s'y risque. A dire vrai, à force de trop insister sur le spectacle, on oublie presque le sujet. A force de multiplications de leurres, on perd de vue la réalité, puis on lasse le public. Tel est sans doute l'effet recherché.
Cependant, s'il était réellement mort en 1945, pourquoi poursuivre un tel jeu? Croit-on ou croit-il tromper les vrais spécialistes du renseignement ?
Il est vrai que rares sont ceux qui, après 1945, s'intéressent vraiment à fouiller la question. Son dossier demeure aussi troublant que celui de Martin Bormann. Quelques auteurs, tels Ladislas Farago ou Paul Manning aux Etats-Unis, ont multiplié leurs enquêtes et déductions sur le sort du Reichsleiter et du chef de la Gestapo. Mais ils se sont égarés sur des pistes dont ils n'ont pas perçu qu'elles leur étaient proposées par des intermédiaires douteux, issus d'une émigration allemande au sein de laquelle aussi bien Müller que Bormann avaient leurs agents, et que, au-dessus, Moscou tirait les ficelles.
On trouve cependant ici ou là des fonds de vérité dans les archives du renseignement américain, dans les rares documents d'inspiration britannique et, plus rarement, dans la documentation venue des services secrets français, encore que nous soyons bien placés pour savoir qu'une étrange retenue paralyse ces derniers.
Relevons aussi que si les archives de la Stasi prouvent que Martin Bormann était constamment sous surveillance des Allemands de l'Est après 1945, et sous surveillance des Soviétiques après 1949, en Amérique du Sud, il est frappant que nulle part n'apparaisse le nom de Müller. La déduction est aisée : l'un et l'autre ont été, à partir d'un certain moment, des sortes d'Honorables Correspondants (HC) des services secrets de URSS, mais non des agents de l'URSS. Ils étaient sous contrat, sans ennuis, à condition qu'ils ne gênent pas la ligne du Kremlin, quelle qu’elle soit.
Les chercheurs en trouveront les preuves en examinant aussi bien la prose des journaux de langue allemande d'Amérique du Sud, comme Der Weg (par exemple de 1949 à 1952, lorsque cet organe influent insiste sur Rapallo et les bienfaits de l'entente germano-soviétique), que dans les rapports du groupe de Saragosse livrés à nos lecteurs. Ce parallélisme est frappant.
Quelques enquêteurs américains, passés de l'OSS à la CIA, produisaient cependant déjà des notes dont plusieurs contenaient de précieuses indications.
De même des parcelles de vérité surgissent ici et là dans les reportages des années 1960, dans des journaux aussi sérieux que le quotidien suisse Die Tat.
Un dénommé Peter Kubaïnsky, ancien agent de l'Abwehr et mêlé, dit-il, à l'attentat manqué contre Hitler, assure alors que, courant mai 1945, Müller a rencontré en Autriche le capitaine SS Aloïs Brunner qui devait lui remettre des faux papiers. L'intéressant est ce contact, car à l'époque Moscou prétendait avoir arrêté Brunner et l'avoir pendu. Or Brunner a été retrouvé en 1968 en Syrie, où il travaillait sous un faux nom pour la firme ouest-allemande Ofraco que dirigeait à Damas le gendre du général H.H. Worgitzky, alors un des seconds du général Gehlen à la direction du BND. Moscou avait donc menti. Donc les services Gehlen savaient.
Malheureusement Worgitzky, ancien spécialiste des infiltrations allemandes en URSS jusqu'en 1945, est décédé en 1969 d'un arrêt cardiaque. Le silence est retombé sur cette incidente.
Autre rumeur durant les années 1960, se cachant sous le nom d'Aminé Rashad, Müller aurait été vu en Egypte au 9 haret-Berkat el Hagab, faubourg du Caire. Sous un autre nom, un peu plus tard en Albanie, puis en Amérique centrale, puis en Amérique du Sud, voire en Australie. Mais il n'y aurait de possibilités qu'il se trouve à tel ou tel endroit qu'à condition d'y situer sa présence entre 1951 et 1954, mais certainement pas au début ou au milieu des années 1960. Notre enquête expose plus loin pourquoi.
De leur côté, sans doute histoire de faire comprendre à Moscou qu'elles n'étaient pas dupes, les autorités américaines ont à dessein monté, juste avant le blocus de Berlin, l'opération qui a consisté à faire circuler dans Berlin-Ouest un faux Heinrich Müller. Episode dont s'emparera bien plus tard un agent d'influence de Moscou pour, une fois de plus, monter la romanesque invention d'un Gestapo-Müller devenu agent américain, puis citoyen américain mêlé à la haute société. On a bien assuré aussi que Bormann vivait en Angleterre après 1945...
Quelques mois après l'épisode du faux Müller venu récupérer des dossiers à Berlin-Ouest, le 22 décembre 1948, la Tägliche Rundschau, quotidien sous contrôle de l'administration militaire soviétique à Berlin-Est, publiait une note furibonde contre «des pillards français» qui se seraient illégalement introduits «dans une maison de Stolpe», puis s'en seraient précipitamment enfui. Etrange information. Personne n'avait jamais parlé de Stolpe. Pourquoi spécialement une maison à Stolpe? Le colonel Tulpanov du contre-espionnage soviétique surveillait de près la Tägliche Rundschau. Il ne pouvait s'agir que d'un message codé de Müller à l'intention de Bormann ou de quelques initiés. On n'en connaîtra la signification que le jour où les archives russes s'ouvriront enfin. Mais ouvrir ces archives serait ouvrir celles du général V. Abakoumov. Ouvrir le dossier Abakoumov serait ouvrir celles du KGB, donc les secrets de la rivalité entre Abakoumov et Beria, tandis que Staline voulait écarter de Berlin le maréchal Joukov, trop populaire en Union soviétique comme auprès des Alliés occidentaux.
A ce moment, on ne peut sérieusement analyser le rôle de Gestapo- Müller qu'en rappelant ce qui se passait dans les bases avancées de l'URSS en Allemagne, en particulier à Berlin-Karlhorst où Abakoumov, le traitant de Müller, imposait alors son pouvoir.
17.3. Abakoumov s'impose aux affaires allemandes
Si les unités spéciales du NKVD avaient leurs objectifs précis en entrant dans Berlin, celles qui dépendaient d'Abakoumov au Smersh avaient les leurs. Jusqu'à présent, les historiens ont négligé cet aspect qui pourtant pèse lourd dans la conjoncture Est-Ouest, car tout de suite commence dans l'ombre des armées - dont le maréchal Joukov est le grand maître - des conflits d'attribution et des divergences de perspectives dont il sera une victime et l'autre, Alexandre Korotkov.
Qui donc était cependant mieux placé que ce dernier pour prendre en main Müller qu'il avait bien connu avant 1939, lors des conversations secrètes entre le NKVD et ses homologues allemands? Mais, justement, Abakoumov, à peine 36 ans, déjà général et protégé momentané de Josef Staline, considère que, depuis qu'il a supervisé le grand jeu radio de Müller et de Bormann, les affaires allemandes sont désormais de son seul ressort. Il l'a montré en imposant son comité d'accueil à Moscou lorsque Gourevitch, Trepper et leurs associés allemands sont arrivés. Ni les services de Beria, ni ceux du GRU n'avaient leur mot à dire. De même à Berlin, où ses délégués sont le général N.K. Kovaltchouk et le colonel P. Fokine.
L'orage couve derrière la haute stature du haut commissaire de l'URSS. L'auto-intoxication est d'ailleurs telle du côté soviétique que Joukov, plus tard accusé d'être trop d'aimable avec l'Ouest, assure que les Anglo-Américains maintiennent sur pied ce qui reste des armées allemandes, afin d'agresser l'URSS sur un prétexte quelconque.
En vérité, cette attitude se greffe sur la multiplicité de l'appareil soviétique à Berlin, et cache aux observateurs les intrigues et divergences de vues d'une armée victorieuse, mais flanquée d'organismes qui échappent totalement à sa loi. Seule une synthèse de la DGER (aujourd'hui DGSE) a mis en relief, en février 1948, leur existence. Elle permet de comprendre la suite des événements.
«L'administration militaire et ses conseillers civils siègent a Berlin-Lichtenberg ; les services secrets toutes catégories sont installés à Berlin-Karlshorst. Il y a aussi les bureaux du MVD (ministère de l'Intérieur), ceux du contre-espionnage (le MGB) qui vont absorber les cadres du Smersh ; ceux de l'espionnage militaire (GRU) ; ceux de l'espionnage économique. »
Il y a aussi Lavrenti Beria qui, si occupé soit-il à la direction de l'espionnage atomique, fait la chasse aux savants et techniciens allemands avec son équipe (V. Makhnev et le futur ministre A. Zaveniaguine). Seul Zaveniaguine parvient à s'entendre avec les gens d'Abakoumov. Comme l'écrira plus tard Sergo Beria, il est «un antisémite enragé...». Eux aussi.
Enfin, à Berlin, sévit un organisme issu de l'ancien Komintern qui regroupe et manipule depuis ses bureaux des 15, 16, 72, 93 et 94 Parkstrasse les rescapés des filiales d'influence et de renseignement d'avant- guerre, réfugiés de tous les coins d'Europe en URSS et, de là, sont projetés vers la zone d'occupation soviétique.
Cela fait beaucoup de va-et-vient et de rivalités, d'autant que certains Allemands au service des uns ou des autres ont bien perçu leur multiplicité et, s'ils ne sont pas des agents de l'URSS, en jouent à leur façon à Berlin et dans les cinq provinces qui, petit à petit, constituent l'Allemagne de l'Est.
C'est alors une des premières tâches de Müller d'aider Abakoumov à savoir qui est qui, qui peut servir à quoi, qui doit être au contraire écarté parmi les quelque 800 à 1 000 officiers allemands supérieurs ou subalternes qui arrivent progressivement à Berlin à l'été et l'automne 1945, pour encadrer la nouvelle administration aux ordres de l'apparente unité de direction soviétique.
Leur base de départ a été le Comité national pour une Allemagne libre, le CNAL, créé le 12 juillet 1943 dans le camp 27 de Krasnogorsk, au sud de Moscou. Ce comité s'était constitué autour d'une dizaine de généraux et officiers subalternes faits prisonniers sur un front ou un autre, mais surtout autour et alentour de Stalingrad: Vincenz Müller, von Seydlitz, Otto Korfes, Martin Lattmann, Walter Freytag (une vieille connaissance à Dantzig du major de la Gestapo Lölgen), etc. Leurs noms ont été répertoriés dans de nombreux ouvrages. Mais un tri s'impose. Il y aura ceux qui s'occuperont de créer et d'encadrer des forces de police, et ceux qui glisseront plutôt au service d'une nouvelle police secrète, voire des projections en Allemagne de l'Ouest de l'espionnage soviétique...
17.4. L'aménagement du tremplin est-allemand contre l'Ouest
L'apogée de la carrière et de l'influence de Viktor Abakoumov est indéniable de mai 1946 - date à laquelle il est ministre d'Etat à la direction du contre-espionnage (MGB) - à la fin de l'année 1949. Finalement, il a réussi à faire muter Joukov au commandement de la région militaire d'Odessa, puis en 1948, plus isolé encore, au commandement de Sverdlovsk.
Abakoumov a ceci de commun avec son protégé Müller qu'il se croit invulnérable. Il ne voit pas un instant que Staline l'utilise et que la machine à broyer les hommes dont il a les leviers en main pourrait bien un jour se retourner contre lui.
Alexandre Korotkov le gêne pour une raison très claire : de son poste de conseiller politique auprès de l'administration militaire en Allemagne, il interfère dans les enquêtes du MGB. En particulier dans celles qui concernent le dossier de l'ancienne actrice Olga Konstantinova, la protégée de Beria, dont il a été question précédemment dans cet ouvrage.
Ce n'est pas tant Beria qui intéresse Korotkov, mais de voir qui peut être récupéré par le renseignement soviétique parmi les Allemands ou les étrangers qu'Olga a bien connus. En revanche, ce que veut le colonel Solomon Braverman, le secrétaire d'Abakoumov, c'est d'avoir le dossier pour pouvoir incriminer Lavrenti Beria, le rival de son maître.
Il faut savoir qu'Olga, fille d'un ingénieur russe et d'une actrice des temps tsaristes, émigrée en 1922, à vingt-quatre ans en Allemagne, était devenue grâce à son talent et son entregent une vedette internationale. Depuis le début des années du cinéma parlant, elle tournait des films à Vienne, à Prague, à Paris, à Hollywood. Elle travaillait déjà pour le NKVD extérieur, comme son amie l'actrice Marika Rökk. Beria la traitait directement en 1938. Elle brillait dans les salons du Reich, sous la Protection du maréchal Goering et de Joseph Goebbels .
Korotkov creusait l'affaire, secondé par les officiers du NKVD extérieur, Vassili Bulda, G. Litovkine et B. la. Nalivaïko. Mais Braverman lui arrache quasiment le dossier, et il est rappelé à Moscou. Certes, il sera promu à un poste supérieur, mais loin des affaires allemandes, où il ne réapparaîtra qu'en 1955. Sa promotion consiste à prendre la direction du service des «illégaux»: les agents de l'URSS, soviétiques ou de toute autre nationalité, qui vivent sous de fausses identités, quelque part dans le monde, à l'insu des autres agents du NKVD (le SVR actuel) ou du GRU.
L'équipe Abakoumov reste donc seule à coiffer de sa vigilance les affaires allemandes et, en même temps, chasse ou neutralise, sur le plan intérieur soviétique, ceux qui déplaisent à Staline... ou à Abakoumov.
Il est utile de rappeler ce qui se passe alors en Union soviétique et sur le plan international : En URSS, l'équipe Jdanov, depuis son fief de Leningrad, monte au firmament du parti. Jdanov est un protecteur, sinon un ami, de Viktor Abakoumov, dont il partage l'antisémitisme.
Qu'on se souvienne d'un propos tenu par ce dernier en 1945 à l'un des responsables de l'Orchestre rouge: «Pourquoi êtes-vous entouré de tant de juifs?» D'ailleurs les historiens Michel Heller et à Nekrich ont noté dans un de leurs ouvrages : «En 1943, on commença systématiquement à muter les juifs qui occupaient de hautes fonctions dans l'appareil politique de l'armée et à les remplacer par des Russes.» Ce «on», c'était Abakoumov, qui obligera aussi, entre 1946 et 1950, nombre de cadres soviétiques à divorcer lorsque leurs femmes étaient juives, telle Maroussia, la femme de Korotkov. C'est encore lui qui fera courir le bruit que Beria serait d'origine juive, alors qu'il est originaire d'une famille connue de Mingrélie. Mais qui, dans le monde, sait que la Mingrélie existe quelque part en Géorgie?
Etat d'esprit identique dans la faune allemande et soviétique qui commence à quadriller l'Allemagne de l'Est de sa police et de ses indicateurs. Bien avant les Occidentaux, l'administration de Moscou à Berlin-Est a autorisé « les petits nazis » à réintégrer la sphère politique : dans le SED, produit de la fusion voulue par Staline des partis socialiste et communiste, ou bien dans le parti national indépendant, ou surtout dans le parti libéral-démocrate. Des partis-alibis pour faire croire que la démocratie prend pied en Allemagne de l'Est .
Plusieurs conseillers de Staline déconseillaient la création du SED : et si les socialistes allaient en profiter pour déborder le parti?
«Ne craignez rien, leur rétorqua Staline, les socialistes qui ne se conformeront pas à la ligne, nous les éliminerons ! »
De fait, rien qu'entre 1946 et l'hiver 1947, 20 000 sociaux-démocrates disparaissent d'Allemagne de l'Est, soit exécutés, soit dans les camps de concentration rouverts sur ordre du général Ivan Serov (dont celui Sachsenhaussen, où Gestapo-Muller puisait hier ses agents doubles ou récupérait pour ses agents les identités des morts) ; ou encore le camp dit des Cinq Chênes, réservé avant 1945 comme après la guerre, aux enfants de 12 à 18 ans...
Naît aussi, sous prétexte de la nécessité d'une police, ce qu'on appellera «la police encasernée», prélude à la constitution d'une armée allemande de l'Est.
Cependant, la tension monte entre l'Est et l'Ouest. Le 7 juin 1947, le général N.K. Kovaltchouk, dans un rapport à son supérieur Abakoumov, assure «qu'un conflit peut avoir lieu avant la fin de l'année». Ses contacts occidentaux lui affirment «que Washington ne permettra en aucun cas l'extension du communisme en Europe de l'Ouest».
Grâce à l'opération Ticom, le Président Truman et Winston Churchill savent que la RDA est devenue le tremplin des opérations soviétiques contre l'Ouest. L'agitation qui se développe dans la rue en Belgique, en France, en Italie, sous des prétextes sociaux, puis le blocus de Berlin, début juin 1948, sont autant de tests pour tâter le degré de résistance des Occidentaux. La guerre n'éclatera pas, ce sera la guerre froide, et deux des personnages allemands les mieux placés pour le savoir, aux côtés des Soviétiques, ne sont autres que Gestapo-Müller et Hans Rattenhuber.
17.5. Müller et Rattenhuber aux commandes d'une police secrète
Hans Rattenhuber? On croyait que le chef de la garde personnelle de Hitler, sorti du Bunker de la chancellerie, végétait quelque part en Russie, dans une prison ou un camp de déportation. Il n'en était rien. Cet agent de l'URSS se trouvait en 1946 déjà à Leipzig, zone soviétique, à la direction d'une police secrète nouvelle, en pleine extension l'année suivante. L'auteur l'avait découvert en 1947 durant une randonnée qui l'avait conduit de Bavière en Allemagne de l'Est, mais sans pouvoir le prouver, faute de moyens photographiques adéquats.
La stature et le visage de Rattenhuber étaient aisément reconnaissais pour quiconque l'avait approché une seule fois, ou avait vu des magazines de l'époque nazie.
En 1996, notre documentaliste Kiracofe a déterré des archives américaines plusieurs notes et rapports d'un certain «Grünwald», dont ceux des 8 et 10 mars 1950, qui exposent, après rappels du passé de Rattenhuber et de Müller, que tous deux travaillent ensemble pour Moscou depuis une base située en Tchécoslovaquie .
A l'origine de ces renseignements, un agent double, Wilhelm Schmitz, né en 1903 et qui fut en 1941 responsable de la section IV E 6 de la Gestapo (fusionnée ensuite, sous l'autorité de Müller, avec le bureau équivalent du SD) avec secteur d'activités en Tchécoslovaquie, Hongrie, une partie des Balkans et, de là, vers d'autres pays étrangers.
Schmitz secondait Müller en 1942, après l'assassinat de Heydrich, pendant le massacre de 3000 Tchèques et la destruction totale de la ville de Lidice. Il est évident que le retrouver ainsi en Tchécoslovaquie signifie qu'il travaille maintenant pour les Soviétiques, comme il est évident qu'il est un agent double au profit des Américains, puisqu'il circule également à l'Ouest!
Ce Schmitz est-il Grünwald, ou bien Grünwald est-il un de ses agents? Impossible de trancher. Toujours est-il que, grâce aux précisions qu'il a fournies, il est possible désormais d'emboîter plusieurs pièces du puzzle qui concerne la vie et les activités de Heinrich Müller.
A travers l'ex-chef de la Gestapo, Abakoumov et ses hommes ont créé, parallèlement aux services soviétiques et est-allemands, un service tout à fait à part qui équivaut, sur le plan de l'Europe soviétisée, à ce que sont la hiérarchie secrète et la démultiplication des réseaux de Bormann à l'Ouest et jusqu'en Amérique du Sud. Mais, maintenant, Müller joue sa partie à lui, sans liaisons avec Bormann. C'est une évidence, sans quoi eussent été trouvés, au fil du temps et des archives, et malgré les silences de Moscou, des indices de leur coopération.
Un des hommes-charnières de cette opération soviéto-allemande, après 1946, est le général de division Rudolf Bamler, qui siège à Berlin-Karlshorst, dans les locaux du groupe d'Abakoumov. Il a été chargé de fonder une école d'où sortiront les policiers secrets qui, bientôt, travailleront pour le commissariat spécial, dit K.5, lequel donnera naissance en 1950 à plusieurs des directions du MFS, le ministère est-allemand de la Sécurité.
Bamler est un expert. Du 24 mai 1938 au 1er mars 1939, il dirigeait à Berlin la section III F de l'Abwehr, autrement dit le contre-espionnage des services que l'amiral Canaris avait pris en main trois ans auparavant. Mais Bamler se montrait à ce point fanatique du parti nazi et du rapprochement avec Moscou, après 1937, que Canaris avait fini par l'envoyer en poste à Dantzig, puis en mission en Norvège en 1940. En commandement sur le front russe, il a été fait prisonnier durant la bataille de Moghilev, a rejoint le maréchal von Paulus dans son camp d'internement, puis il a adhéré au Comité national pour une Allemagne libre. Dès lors, il partage une datcha avec von Paulus et le général von Seydlitz.
Au début de l'année 1946, il apparaît à Berlin-Karlshorst dans le rôle que nous avons dit . Hans Rattenhuber accompagnait Ribbentrop à Moscou lors de la signature du pacte germano-soviétique. C'est un des témoins de la mort de Hitler et d'Eva Braun, et l'un des chefs de groupe lors de l'évacuation du bunker. Comment ne serait-il pas un agent de l'URSS puisque, après de brefs interrogatoires, les Soviétiques l'envoient auprès de Bamler et, de là, le projettent responsable de la police secrète qui prend corps à Leipzig en 1946 et 1947?
Leipzig est à moins d'une heure et demie de route de Chomutov, à la frontière tchéco-allemande, et à une heure et demie de Hof, à la charnière de l'Erzgebirge et des Monts de Bohême où, jusqu'en 1949, séjourne épisodiquement Bormann.
En mars 1951, une note de Wilhelm Schmitz à ses traitants américains (voir en annexe) avertit que l'année précédente Müller se trouvait à Brünn, Tchécoslovaquie, avec Rattenhuber pour assistant.
«Müller, précise Schmitz, voyage fréquemment entre Brünn, Karlshorst et Moscou.» Il rappelle que lui-même s'est rendu, pour l'antenne américaine, jusque dans Berlin «spécifiquement pour enquêter sur les activités de Müller».
Schmitz ne semble découvrir le rôle de Müller qu'en 1950. Ne livre-t-il en retard et prudemment cette information aux Américains qu'au début 1951, pour des raisons qui ressortent de son rôle d'agent double, parce qu'à ce moment Müller n'est plus là ? Telle est notre hypothèse, car en 1951, la conjoncture intérieure soviétique oblige Müller à prendre du recul. Il peut y avoir aussi une confusion volontaire dans sa localisation. Brünn est en allemand l'appellation de la ville tchèque de Brno, laquelle a repris son nom d'origine après la guerre. Mais il existait à l'époque un autre Brünn en zone soviétique, à proximité de la frontière nord de la Bavière, sous contrôle américain. A cinquante minutes de là en voiture se trouve Hof où Müller avait organisé, en hiver 1944-1945, «un comman-dement sud» secret de la Gestapo. Ce Brünn était un point stratégique important à l'heure où Müller téléguidait en Allemagne de l'Ouest un certain nombre d'agents.
Dans ce contexte, il est étrange que l'écrivain Edward H. Cookridge, dans son ouvrage très documenté sur Reinhard Gehlen et l'espionnage ouest-allemand (BND) ait admis en 1971 l'existence et le rôle de Rattenhuber (qu'il appelle systématiquement Rattengruber) à Leipzig en 1949, mais passe sous silence la présence de Gestapo-Müller dans cette région qu'il s'agisse de Brno ou de l'autre Brünn. D'autant que Cookridge admet celle du général Bamler à Karlshorst... Qui l'a censuré à Londres et pour quelle raison?
1949 est l'année où surgissent à Bonn et à Pullach, centrale du BND, l'ancien lieutenant-colonel du SD Heinz Paul Johann Felfe ; Hans Clemens, ex-kriminalrat de la Gestapo; Willy Kirchbaum, ex-colonel du SD ; Viktor et son épouse Erika Schneider, tous deux anciens cadres de la Gestapo. Surgit aussi Panzinger, un des hauts responsables et intimes de Müller qui traitaient pour lui le jeu-radio. Ils infiltrent pour Moscou le BND et l'entourage du chancelier Adenauer.
1949 est également l'année où, en France, l'ex-secrétaire général de la police française auprès des occupants allemands, René Bousquet, est jugé mais acquitté, bien qu'il ait livré à Oberg et Knochen le réseau d'écoutes du général Badré, greffé sur le câble secret reliant Berlin à leurs services de Paris.
Un an plus tôt, à Bregenz, Arthur Koestler m'avait dit : « Ce temps est celui de l'apogée des agents doubles ! »
Certes. Mais qui protégeait ceux d'entre eux qui s'en sont tirés?